COMMENT GERER NOS POPULATIONS
DE CARNASSIERS ?
Par Michel Tarragnat (article paru dans "La
Pêche & les Poissons")
La pêche des carnassiers est de plus en plus populaire
et de moins en moins productive. Beaucoup de nos eaux se dépeuplent,
pour diverses raisons, et la frustration du pêcheur augmente.
Que peut-on faire ?
Dans certaines eaux la situation reste satisfaisante, mais c'est
loin d'être le cas partout. En partie pour des problèmes
de dégradation du milieu, mais aussi, pourquoi le nier,
en raison des prélèvements systématiques
que subissent la plupart des carnassiers capturés au-dessus
de la taille légale.
On peut penser que si ces prélèvements étaient
modérés par une réglementation plus restrictive,
on gagnerait en plaisir de pêche ce que l'on perdrait en
rations protéinées. Sans relancer le sempiternel
débat sur le no-kill, j'aimerais, de façon constructive,
essayer de faire réfléchir. Nombreux sont ceux qui
pensent qu'il n'est pas possible de changer les choses, que le
Français est "viandard" par nature, et que tout
ce qui l'intéresse est de garder du poisson pour la gamelle
; que toute tentative de modification des comportements, par la
persuasion ou par voie réglementaire, est vouée
à l'échec, et va soulever un tollé général,
un effondrement du nombre de permis vendus, etc.
En est-on si sûr ? En dehors des pêches privées
gérées au cordeau (et qui se portent bien, merci)
combien d'expériences novatrices ont-elles été
menées, qui pourraient nous aider à y voir plus
clair ? N'y aurait-il pas moyen, avec l'énorme potentiel
halieutique dont nous disposons dans le domaine public, de "réquisitionner"
quelques centaines d'hectares, et d'y conduire des essais de réglementation
différente, plus conservatrice ? Avec un suivi des populations
permettant d'apprécier l'impact de ces mesures, et une
étude auprès des pêcheurs pour mesurer l'indice
de satisfaction, et son évolution dans le temps ? Il me
semble que de telles expériences sont possibles, à
défaut d'être simples à mettre en place. Et
elles nous permettraient d'y voir plus clair plutôt que
de nous perdre dans d'interminables débats d'idées
et de principes, sans que rien ne bouge vraiment.
Il se trouve que nous disposons quand même de quelques
rares exemples de gestion halieutique différente et réussie
des populations de carnassiers, dans le milieu associatif. J'en
ai retenu deux qui sont intéressants, car dans un cas il
s'agit d'une gestion de type privé menée par une
AAPPMA (Lacs de la Forêt d'Orient dans l'Aube), dans l'autre
d'une gestion de type public, sur le lac de Bancarié dans
le département du Tarn. Ces exemples souffrent d'un manque
de suivi quant à la façon dont les règles
sont perçues par les pêcheurs, mais certains indices
permettent de s'en faire une idée.
Lacs de la Forêt d'Orient
En 98, l'actuel président René Dancoisne prend
la tête de l'AAPPMA, et il n'y va pas par quatre chemins.
"Tout le monde ramassait des brochetons, la pêche était
sur le déclin, il se faisait peut de beaux poissons. Un
sondage a montré que les pêcheurs étaient
pessimistes, désabusés. Nous avons alors décidé
de durcir nettement le règlement intérieur, quitte
à passer en force. Nous avons mis la taille du brochet
à 55 cm, celle du sandre à 50. Nous avons beaucoup
aleviné en gardons et brochets, et continuons à
le faire par le biais de nos étangs de production. Et surtout
nous avons fixé un quota de prélèvement très
strict : 2 brochets par jour, avec un maximum de 20 par an. Idem
pour le sandre. Nous avons un système de carte de prélèvement,
à perforer après chaque prise. Nos gardes tournent
souvent, les contrevenants sont avertis à la première
entorse, puis c'est l'exclusion de 3 mois la première fois,
puis un à trois ans en cas de récidive…
Le résultat ne s'est pas fait attendre. Non seulement le
poisson est revenu, et de plus en plus beau, mais les pêcheurs
eux-mêmes, plutôt réticents au début,
en redemandent. Lors de la dernière assemblée, nous
avons voté la taille à 60 pour le brochet (certains
pêcheurs voulaient même la fixer à 70…),
et un quota de trente perches par jour, dont quatre seulement
au-dessus de 35 cm. Ces mesures ont été votées
à la quasi unanimité (deux voix contre, sur 180
présents). Ce qui montre que quand les résultats
sont là, les pêcheurs sont satisfaits, même
s'ils ne peuvent pas garder autant qu'ils voudraient.
Nous avons d'ailleurs remarqué un fait intéressant
: de plus en plus de pêcheurs relâchent des brochets
de 60 ou 70 qu'ils pourraient garder, afin de ne pas remplir leur
quota trop vite et de pouvoir garder un poisson plus gros. Résultat
: la taille moyenne des captures est en augmentation régulière,
et il n'y a pas de baisse du nombre de cartes vendues (150 euros
par an)."
Le lac de Bancarié
Avant sa vidange en 98, cette retenue de 98 ha connaissait des
résultats en chute libre, malgré les empoissonnements
annuels en brochet et truite arc en ciel. Jean Christophe Blanc,
l'actuel président de l'AAPPMA de Realmont, est élu
en 99. Après remise en eau le lac est fermé à
la pêche pendant deux ans, et empoissonné en gardon
la première année, black bass et sandre la seconde.
Des règles plus strictes sont instaurées : quota
de 3 carnassiers par jour, taille du sandre fixée à
50, celle du bass à 35, avec une ouverture spécifique
fixée au premier samedi de juillet.
"La première année ouverte à la pêche,
la taille du bass n'était que de 23 cm, et nous nous somme
fait littéralement piller !", explique Jean Christophe
Blanc. "Les jeunes sont trop faciles à prendre. Avec
la taille à 35 nous touchons une autre catégorie
de pêcheurs, plus jeunes, plus passionnés, moins
prédateurs. Nous avons arrêté les lâchers
d'arc en ciel dans le lac, nous en mettons encore dans un étang
pour que les papys et les enfants s'amusent. Nous avons également
mis en réserve la zone de la digue, qui est un sanctuaire
par eaux basses. C'est sans doute la mesure qui a été
le plus mal perçu, à cause des habitudes qui étaient
prises. En revanche le quota de 3 prises est bien passé,
nous aurions même pu le fixer à deux à mon
avis, sans que ça coince trop.
La fréquentation n'a pas baissé, mais je pense que
ce ne sont pas forcément les mêmes pêcheurs
que l'on trouve au bord de l'eau. L'occasionnel a plus un comportement
de consommateur : il paye, il veut son poisson, sinon on ne le
voit plus. Le régulier lui est satisfait de prises régulières,
même s'il ne garde pas tout. Si on protège les prises
sont moins rares, donc il est content et vient plus souvent. Donc
l'un dans l'autre nos effectifs se maintiennent, avec une pêche
de meilleure qualité."
Les outils de gestion
Il existe une variété de mesures destinées
à limiter ou étaler les prélèvements.
Faisons abstraction de celle qui consiste à limiter le
nombre de pêcheur, et qui quoique très efficace n'est
guère applicable que sur le domaine privé. Dans
l'optique d'une gestion "démocratique", les moyens
utilisables tournent autour de 4 grands axes : périodes
de fermetures, quota de prises, tailles légales et création
de sanctuaires (réserves de pêche).
Il se trouve que le ministère de l'environnement de l'Ontario
(Canada), étudie depuis des années les moyens utilisables
pour gérer au mieux l'effort de pêche (prélèvements)
sur le doré (ou walleye). Des campagnes de suivi systématique
des populations, avec observation de l'impact de telle ou telle
mesure restrictive, ont fait l'objet de diverses publications.
Dans ce domaine les canadiens ont clairement une longueur d'avance
sur nous. Dans les paragraphes suivants je m'inspire largement
de leur conclusions.
1/ Période de fermeture
L'objectif peut être de protéger le poisson pendant
une période de grande vulnérabilité (époque
du frai en général). L'efficacité d'une telle
mesure n'est pas contestée par les scientifiques, au contraire,
et mériterait d'être appliquée à toutes
les espèces de carnassiers "sensibles" en France
(et pas seulement au brochet).
Le but d'une fermeture peut également être de limiter
les prélèvements annuels en réduisant artificiellement
le nombre de jours de pêche. Dans ce cas, en revanche, il
semble que la mesure soit peu efficace : "Réduire
la longueur de la saison ne diminue pas forcément l'effort
de pêche, mais concentre le même degré d'activité
sur un laps de temps plus réduit, et les prélèvements
risquent de ne pas être diminués comme prévu.
La réduction du temps de pêche n'aboutit qu'à
créer un mécontentement chez les pêcheurs,
et se montre inefficace à limiter les prélèvements."
2/ Quota de prises
Qu'il soit journalier ou annuel, son objectif est de répartir
équitablement la ressource entre les pêcheurs, et
de promouvoir des comportements responsables. Mais qu'en est-il
de son efficacité ? Les études menées au
Canada aboutissent à des conclusions mitigées. En
fait il semble même que la mesure soit relativement inefficace
: "En général la majorité des pêcheurs
attrape très peu de poissons et reste en dessous du quota.
Plusieurs études ont montré que des variations dans
le quota journalier n'avaient quasiment aucun impact sur les prélèvements
annuels, sauf si ce quota est fixé très bas (un
ou deux poissons, voire aucun)".
Ce la semble logique : si les pêcheurs prennent un ou deux
brochets maillés par sortie en moyenne, un quota journalier
de 5 carnassiers ne peut pas avoir d'effet positif. Pour cela,
il doit être contraignant, et aboutir à la remise
à l'eau de poissons qui sans lui auraient été
conservés. Or on a souvent l'impression que les quotas
sont fixés de façon à se donner bonne conscience
sans mécontenter personne.
Par ailleurs le quota journalier a des effets secondaires intéressants
: "Atteindre le quota est considéré comme un
objectif par beaucoup de pêcheurs, ce qui peut conduire
à un effort de pêche accrut (pour y parvenir), ou
à augmenter la frustration (s'il l'on n'y parvient pas).
Diminuer le quota, par conséquent, peut paradoxalement
conduire à augmenter l'indice de satisfaction, en permettant
à plus de pêcheur d'éprouver le sentiment
du devoir accompli".
3/ Réserves de pêche
Une réserve peut être temporaire (zone de reproduction),
ou définitive. Concernant la période du frai, il
y a controverse sur la question de savoir quelle mesure est préférable
: période de fermeture (toute pêche du brochet interdite
par exemple), ou réserve provisoire (pêche du brochet
autorisée, sauf dans tel ou tel secteur). D'un point de
vue scientifique c'est bien sûr la fermeture totale qui
est la plus efficace à protéger le poisson. D'un
point de vue de la gestion halieutique, la réserve provisoire
avec autorisation de pêche par ailleurs est moins pénalisante
pour le pêcheur. On peut d'ailleurs imaginer un scénario
du type : pêche des carnassiers autorisées à
toutes techniques (ou seulement certaines techniques), interdiction
de conserver un brochet de telle date à telle date, et
de surcroît pêche interdite pendant cette période
dans tel secteur. Cette formule présente le gros avantage
de bien protéger l'espèce tout en permettant la
pratique de la pêche d'autres carnassiers. On le sait peu,
mais ce type de règlement est appliqué en France
dans certains départements, à la satisfaction générale.
4/ Taille légale
Son objectif peut être de protéger le stock de géniteurs,
d'augmenter la taille moyenne des prises, d'optimiser le tonnage
prélevé, de conserver une population équilibrée
et une pêche de qualité.
En France on se contente en général d'un système
très simple, avec une taille minimale de capture fixée
en dessous de la taille supposée de maturité sexuelle.
Mais dans d'autres pays, et notamment au Canada, d'autre systèmes
sont aussi employés, et même assez populaires : la
taille maxi (interdiction de prélever au dessus de telle
taille), la règle du "one-over" (on peut garder
un poisson au dessus de la taille maxi), et le système
de fourchette (fourchette de graciation : on relâche entre
telle et telle taille; fourchette de prélèvement
: combinaison d'une taille mini et d'une taille maxi, c'est à
dire qu'on garde entre telle et telle taille). Voici un résumé
des conclusions auxquelles sont arrivés les canadiens :
- Taille minimale.
Elle est recommandée pour les populations :
• À faible reproduction
• Avec une bonne croissance, notamment des juvéniles
• Avec une faible mortalité naturelle
• Subissant une forte pression de pêche (prélèvements
importants)
Elle n'est pas adaptée aux eaux où le recrutement
ne pose pas de problèmes.
- Taille maximale
Elle est recommandée quand :
• Il faut protéger le stock de reproducteurs
• La densité de poissons matures est faible
• Le recrutement en est affecté
• La population est surexploitée
• On souhaite favoriser la production de poissons trophées.
Bien l'efficacité de ce type de gestion sur le long terme
reste à étudier, on pense que son efficacité
peut être améliorée si on la combine avec
un faible quota journalier.
- Fourchette de graciation (protected slot size limit)
Elle est recommandée pour les eaux :
• Ayant une bonne reproduction naturelle
• Où la croissance est lente, notamment pour les
juvéniles
• Où la mortalité naturelle est élevée,
notamment des juvéniles.
• Où la pression de pêche est forte.
L'intérêt de cette règle est de protéger
les géniteurs, en faisant porter le prélèvement
sur les jeunes, surabondants, et sujets à une compétition
importante (croissance ralentie, mortalité naturelle élevée).
En effet, tant que le recrutement est bon, les jeunes poissons
peuvent satisfaire les pêcheurs désirant prélever
pour manger.
Bien que séduisant sur le papier, le principe de la fourchette
se heurte souvent à l'incompréhension ou même
à l'hostilité des pêcheurs, puisqu'il consiste
pour eux à relâcher les poissons qui représentent
leur objectif principal (les "beaux sujets").
D'un point de vue scientifique, le risque potentiel est 1/ que
le stock de juvénile soit affecté par les prélèvements
au point de compromettre le renouvellement des géniteurs,
2/ que l'on parvienne à un sureffectif dans les tranches
d'âges protégées, donc à un déséquilibre.
Michel Tarragnat
Article paru dans "La Pêche & les Poissons"
Avec l'aimable autorisation de l'auteur